Épître de La Suite du Menteur, Pierre Corneille, 1643 - Extrait

Modifié par Delphinelivet

Suite au succès fracassant de sa comédie Le Menteur, Corneille met en chantier une suite dès l'année suivante.

Or, pour ne vous pas donner mauvaise impression de la comédie du Menteur, qui a donné lieu à cette Suite, que vous pourriez juger être simplement faite pour plaire, et n’avoir pas ce noble mélange de l’utilité, d’autant qu’elle semble violer une autre maxime, qu’on veut tenir pour indubitable, touchant la récompense des bonnes actions et la punition des mauvaises, il ne sera peut-être pas hors de propos que je vous dise là-dessus ce que je pense. Il est certain que les actions de Dorante ne sont pas bonnes moralement, n’étant que fourbes et menteries ; et néanmoins il obtient enfin ce qu’il souhaite, puisque la vraie Lucrèce est en cette pièce sa dernière inclination. Ainsi, si cette maxime est une véritable règle de théâtre, j’ai failli ; et si c’est en ce point seul que consiste l’utilité de la poésie, je n’y en ai point mêlé. Pour le premier, je n’ai qu’à vous dire que cette règle imaginaire est entièrement contre la pratique des anciens ; et sans aller chercher des exemples parmi les Grecs, Sénèque1, qui en a tiré presque tous ses sujets, nous en fournit assez : Médée brave Jason après avoir brûlé le palais royal, fait périr le Roi et sa fille et tué ses enfants ; dans la Troade, Ulysse précipite Astyanax, et Pyrrhus immole Polyxène, tous deux impunément ; dans Agamemnon, il est assassiné par sa femme et par son adultère, qui s’empare de son trône sans qu’on voie tomber de foudre sur leurs têtes ; Atrée même, dans le Thyeste, triomphe de son misérable frère après lui avoir fait manger ses enfants. Et, dans les comédies de Plaute2 et de Térence3, que voyons-nous autre chose que des jeunes fous qui, après avoir, par quelque tromperie, tiré de l’argent de leurs pères, pour dépenser à la suite de leurs amours déréglées, sont enfin richement mariés ; et des esclaves, qui, après avoir conduit toute l’intrique4 et servi de ministres à leurs débauches, obtiennent leur liberté pour récompense ? Ce sont des exemples qui ne seraient non plus propres à imiter que les mauvaises finesses de notre Menteur.


Pierre Corneille, La suite du Menteur, « Épître », 1643


1. Sénèque : fameux tragédien romain.
2. Plaute : dramaturge comique romain.
3. Térence : dramaturge comique latin.
4. Intrique : intrigue. 

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